10 septembre 2019 - Poznan, Pologne
Je voulais être bien placé. Comme l'ensemble des autres concurrents qui avaient gagné leur qualification sur l'une des épreuves annuelle du calendrier Gran Fondo. Une aubaine pour chaque amateur qui désire se faire repérer en décrochant un succès et un maillot arc-en-ciel, certes, moins gratifiant qu'un maillot arc-en-ciel décroché sur les "vrais" mondiaux UCI, mais un maillot arc-en-ciel quand même ! Un enjeu tellement important que certains semblaient développer la maladie de parkinson sur leur vélo, tant la tension était palpable. Une ambiance lourde, accentuée par les nuages qui nous fixaient avec cet air menaçant. Les crissements de freins se rapprochaient bientôt de moi. Plus vite. Plus fort. J'eus à peine le temps de poser mes doigts dessus que, bientôt, ma tête vint heurter violemment la pédale d'un vélo qui se dressait là, devant moi, dans les airs. Comme si, une fois de plus, la vie avait décidé de me barrer la route.
Mon premier réflexe fut de m’agripper, tant bien que mal, à ce que je pouvais pour amortir ma chute. Ce fut une roue. Quel mauvais choix... Bientôt, je me retrouvai là avec un gant ensanglanté et des doigts de travers. Je ne m'entendis pas crier. De rage, je tapais ma main sur la chaussée brûlante, sans me soucier des autres coureurs qui suivaient autour de moi. Paradoxalement, ma main était endolorie et engourdie. Surtout au niveau des extrémités. Ni une, ni deux, je fis un bond pour partir à la recherche de ma monture. Un motard de l'organisation me fit signe de ralentir le mouvement et m'expliqua, dans un anglais médiocre, que nous allions repartir ensemble. "Mais qu'est-ce qu'il me raconte, celui-ci ?!" Je ne voulais pas attendre les autres, il fallait perdre le moins de temps possible. Pris par cette montée d'adrénaline, je n'eus d'autre geste que de lever mon bras au ciel et d'enfourcher ma bicyclette. De nouvelles explications parvinrent à mes oreilles : un nouveau départ fictif serait donné, la course était neutralisée. Il y avait trop de blessés et ceux-ci étaient justement invités à se retirer de l'épreuve afin de recevoir les premiers soins ou d'être transférés à l'hôpital pour des examens complémentaires. Je tentais de dissimuler ma main droite, autant que possible. Je tentais de la dissimuler pour me faire croire à moi-même que tout allait bien et que j'allais pouvoir courir sans encombre, mis à part les écorchures et brûlures habituelles. Une sorte de seconde peau.
Une dizaine de minutes plus tard, nouveau départ. La route était étroite et le macadam craquelé. Les secousses m'obligeaient à prendre une position antalgique, vicieuse, tant j'avais l'impression de subir des impulsions électriques de plus en plus intenses, de plus en plus répétées. Le rythme était soutenu et je mis un petit temps avant de revoir la tête du groupe, refroidi par ce début d'épreuve et limité dans mes possibilités de frotter pour me replacer. Par chance, je me trouvais au côté d'un de mes compagnons de club. Enfin, de mon ancien club, étant donné que j'ai muté en cours de saison pour pouvoir participer aux manches de Coupe de France et intégrer une structure bénéficiant de plus de moyens pour participer à plus de courses relevées. Sans un mot, il me fit un signe de tête et se plaça à l'avant pour engager la poursuite avec le seul homme sorti. Un colombien. Je ne connaissais personne, de toute façon. Je ne savais pas de qui il fallait se méfier. Désormais, plus les manivelles tournaient, plus je comprenais que la matinée allait être longue, me méfiant ainsi de ma capacité mentale à accepter cette souffrance pendant encore quelques heures.
Ainsi, je pris l'initiative d'en placer une bonne. Histoire de prendre un peu de "plaisir". Sans me dresser sur les pédales, je creusai rapidement un petit trou et revins, non sans difficultés, sur l'homme de tête qui semblait déjà avoir un certain âge mais dont la morphologie me traduisait le fait que j'allais souffrir, à ses côtés, dans les prochaines montées du parcours. Et je n'ai pas eu tord.
Malheureusement, après plus d'une centaine de kilomètres parcourus à l'avant sur les 160 au programme, je vis un groupe d'une trentaine d'éléments revenir sur moi. J'avais de plus en plus de mal à tenir mon cintre et traînais en queue de paquet, par appréhension. Nous allions entrer sur le circuit final et je savais que je n'étais pas assez casse-coup pour faire la différence sur ces routes promises à un pur rouleur ou sprinteur. Malgré des toxines croissantes, j'achève cette épreuve à la 19e place après avoir lancé mon "sprint" de très loin. Sprint qui ressemblait plutôt à un kilomètre qu'à autre chose. C'était la seule solution pour moi de tenter d'obtenir un accessit. La souffrance était trop vive et se répandait bientôt dans tout mon bras. Un top 20, c'est honorable. Mais anecdotique.
Une fois la ligne franchie, je retrouvais la direction technique de mon ancienne formation ainsi que mes parents. Ceux-ci avaient tenus à faire le déplacement et en profitaient pour passer quelques jours dans la famille du côté de ma mère. Une partie de celle-ci est restée au pays, à l'époque où bon nombre de travailleurs polonais ont rejoint l'Est de la France pour exercer dans les mines. Leur regard mélangeait joie et consternation. Jamais je n'aurais pensé avoir brisé plusieurs phalanges et fissuré mon poignet. Déjà, je pensais à "l'après". La convalescence, le possible plâtre, la coupure associée. Ce n'est pas comme si je devais participer au Tour de Moselle en équipe Grand Ducale, la semaine à venir... Ma première "vraie" sélection. Tout allait partir en fumée... Un imprévu et je songeais déjà à l'échec, au verre à moitié vide, sans penser à toutes les réussites passées. Mais si les plus belles étaient à venir ?
Il posa sa main sur mon épaule qui flancha, écorchée par le goudron. Une tape amicale dans le dos pour en remettre une couche, mon faciès fut l'indicateur de toute la souffrance et la colère qui montèrent en moi. Une souffrance et une colère qui disparurent totalement une fois retourné. Jamais, Ô grand jamais, je ne pensais croiser mon ex-beau père ici.
"Alors, tu es satisfait de ta course ? J'étais dans le coin, j'avais quelques nouvelles de tes parents et je me suis dis que j'allais passer avec mon collègue qui est un passionné de cyclisme. C'était l'occasion de se voir depuis le temps !"
A qui le dites-vous... Environ un an après avoir quitté sa fille, quelle surprise... Je l'ai toujours apprécié et lui aussi. Il prenait régulièrement de mes nouvelles et continuait à voir mes parents. Je restai là, bouche-bée. J'appris qu'il était ici pour l'un de ses innombrables voyage d'affaires. Il dirigeait un groupe de travail pilote avec un collègue dans le cadre de la restructuration de l'un de leur centre. Son associé venait justement de devenir actionnaire dans une formation cycliste hors Union Européenne. Derrière les présentations, j'eus droit à des éloges. Sur ma patience, sur ma loyauté, sur ma rigueur et ma bonne humeur. Du moins, celle que je semblais avoir retrouvée après une année écoulée à broyer du noir à maintes et maintes reprises. Son homologue était séduit, d'autant plus que la course fut télétransmise en direct pour les spectateurs présents dans le village départ-arrivée. Il a ainsi pu me voir à l'avant dans un état... précaire. Une combativité qui allait porter ses fruits.
"Denis m'a parlé de toi durant l'épreuve et je sais que tu as réalisé des études médicales et para-médicales. Le sponsor principal de l'équipe dont je suis devenu actionnaire cherche justement des coureurs qui pourraient être de fervents ambassadeurs de leur société et porter haut leurs couleurs sur les courses de notre circuit et outre-frontière, pour essayer de se développer. Le fait que tu sois européen est un atout, je ne te le cache pas. Est-ce que tu serais tenté ?"
Je croyais rêver... Moi qui pensais raccrocher le vélo cet hiver ou l'hiver prochain... Moi qui, après avoir repris à l'aube de la saison 2018, allait peut-être réaliser un rêve de gosse : passer professionnel, tout lâcher et partir à l'aventure. "Le travail paie toujours." Papa, merci de me l'avoir rappelé sans cesse. Merci de m'avoir fait relever la tête lorsque j'étais dans le brouillard, il y a un an.
A vos pronostics !
Où voyez-vous le jeune luxembourgeois prendre son envol ?