Vous avez vécu dangereusement ?
Non. Je n’ai pas ce sentiment. Je pense que j’ai vécu une époque qui était plus simple qu’il y a quelques années.
Moins liberticide ?
Je pense qu’il y a quelques années, avec cette utilisation perverse de l’EPO, les gens ont pris des risques.
Avant, vous ne preniez pas de risques ?
Avant, on ne tripatouillait pas le sang. Aujourd’hui, dans ce domaine, cela redevient beaucoup plus sain et en même temps beaucoup plus compliqué. Avec les contrôles, avec Adams 1 , la vie de coureur cycliste est devenue beaucoup moins sympathique qu’elle ne l’était à une certaine époque. Mais ces nouveaux dis positifs sont nécessaires. Moi j’ai connu les années 80, la fin des belles années de vélo tranquilles, pépères, à l’ancienne.
C’est-à-dire ?
Il n’y avait pas Adams. Il n’y avait pas l’EPO. Il y a trente ans, il y avait des contrôles, mais ils étaient moins contraignants que maintenant. Les contrôleurs ne débarquaient pas à 6 heures du matin dans nos chambres, on n’était pas obligé d’être sans cesse localisé. Il n’y avait pas de suivi longitudinal. Tout en étant un sport difficile, c’était aussi un sport de plaisir, un sport où tu passais de bons moments. Les critériums c’était sympa, tu avais une communion avec le public. Tout était plus simple, plus chaleureux. Le vélo est l’un des rares sports qui colle autant à l’évolution de la société. Le rapport du public aux coureurs est en pleine adéquation avec ce qui se passe dans le monde, dans la vie courante. Aujourd’hui, on est dans un monde extrêmement contrôlé, structuré, surveillé, organisé, maîtrisé. Pareil dans notre sport, les mêmes ondulations. Dans les années 70, 80, on ne faisait pas des fortunes, mais être coureur cycliste était un art de vivre. On faisait coureur cycliste pour faire coureur cycliste. Tu avais une équipe de chômeurs par exemple sur le Tour de France. Tu imagines aujourd’hui, 30 ans plus tard, un mec qui dirait : « Tiens, on va faire une équipe de chômeurs ! ». Ils pourraient être nombreux, au passage. Tu transposes cela aujourd’hui, on va te dire : « Non mais attendez, vous êtes complètement givrés ! ». Ils ne gagnaient rien les mecs, ils avaient juste l’honneur et le plaisir d’être coureurs cyclistes professionnels. Et ils vivaient cette vie nomade du peloton. Un mode de vie comme celui-là ne rentrerait plus dans le moule. On était des Bohémiens. Aujourd’hui, il faut des contrats de travail. S’il y a une virgule de travers, on te recale ton contrat. Quand je me remémore les contrats de travail de certains coureurs il y a 30 ou 40 ans, je connais quelques DRH qui s’arracheraient les cheveux aujourd’hui en les lisant. C’était un art de vivre.
Un art de vivre dans lequel on ne « tripatouillait pas le sang », donc.
Non. On ne touchait pas à cela.
On touchait à quoi ?
A des produits beaucoup moins dangereux et souvent en vente libre. J’ai connu la fin des amphétamines. Au début des années 60, les coureurs allaient chez le droguiste du coin et ils achetaient une boîte de Captagon comme ça, c’était en vente libre. Tu étais routier, tu prenais du du Captagon. J’ai connu la fin de cette époque, moi.
Quel effet cela fait le Captagon ?
C’est un excitant. Tu ne dors pas. C’est sûrement répréhensible dans la démarche, mais on n’avait vraiment pas l’impression de tricher. On faisait la tournée des critériums, on était comme les étudiants, les gens du show-biz de l’époque qui, en période d’examens ou en tournée, prenaient des excitants, comme de la caféine, pour augmenter leur capacité de travail, pour ne pas dormir et assurer le spectacle… Et je n’en ai jamais pris en course, jamais. On n’était pas dans le même trip qu’à la fin des années 90 puis 2000, qui représentent pour moi le pire moment de l’histoire de notre sport. Les transfusions sanguines, l’EPO, les auto-transfusions… Le problème, c’est qu’avec les progrès de la médecine, de la science, tout a dégénéré.
Il y avait déjà des corticoïdes, aussi.
Oui. Des corticoïdes, on en prend tous à un moment donné dans sa vie pour se soigner. Et n’oublions pas qu’à l’époque, ils n’étaient ni contrôlés, ni interdits non plus.
En fait, vous n’aviez pas l’impression de vous doper.
Effectivement, on respectait les règles de la période.
Il n’y a pas très longtemps, un journaliste m’a branché alors que l’on fêtait les 60 ans de Bernard Hinault dans L’Equipe Magazine . Il me disait : « Bernard Hinault n’a jamais été contrôlé positif 2 ». Oui, mais Bernard Hinault avait respecté les règles de l’époque. C’est comme si aujourd’hui on voulait juger et sanctionner les gens qui, à une époque, roulaient à 180 km/h sur une route nationale alors qu’il n’y avait pas de limitations de vitesse. C’est un peu le même principe. Il est difficile d’avoir une appréciation juste sur une époque durant laquelle les règles n’étaient pas les mêmes. Ce qui compte, de mon point de vue, c’est de respecter les règles du moment. Il y a des règles, elles sont ce qu’elles sont, on les respecte, point barre. Voilà le discours que je tiens à mes coureurs. Je leur dis : « Que cela vous plaise ou non, les règles, ce sont celles-là ».
C’est un peu court, non, le coup des limitations de vitesse.
Non, c’est la réalité du terrain, la réalité de la vie. Je n’étais ni meilleur ni moins bon que les autres. Et je suis en parfait accord avec ma conscience. Je n’ai pas besoin d’aller demander pardon pour quoi que ce soit.
On a à nouveau entendu parler du Captagon dans Rugby à charges, l’enquête de Pierre Ballester sur le dopage au sein du rugby français. Que pensez-vous de la réaction du monde du rugby ? Mourad Boudjellal, le président du RC Toulon, qui explique, par exemple, que le dopage d’un joueur ne sert à rien dans un sport collectif.
Chacun ses problèmes. Boudjellal avait fait un communiqué officiel. Il écrivait que le RC Toulon allait recruter le docteur Fuentès pour la prochaine saison, le principal inculpé dans l’affaire de dopage Puerto en 2006, qu’il allait construire une pharmacie attenante au centre d’entraînement de Berg, évoquait de façon peu élégante le Tour de France. Bref, il se foutait de nous. On ne lui a même pas répondu. Mais s’il veut, on peut lui dire comment mettre en place le système Adams, le passeport biologique, le suivi longitudinal… Tout cela me fait sourire. Mais je ne connais pas assez le rugby. La seule chose qui m’ennuie, dans ce genre de situation, c’est que l’on fasse référence au vélo. Le reste…
Vous avez déjà eu affaire à des regards inquiets de la part de proches ?
Oui. En 1998, quand mes parents ont vu toutes ces gardes à vue à la télévision et toutes ces affaires, ils se sont posés des questions quand même. Ma mère m’a dit : « Est-ce que tu es sûr que tu n’as pas fait de bêtises ? »… Et je lui ai dit : « Non maman, je n’ai pas fait de bêtises ». Je n’ai d’ailleurs jamais été mis en examen pour quoi que ce soit.
La ligne de défense d’un Jacky Durand a été simple et claire à ce sujet lorsque ses échantillons de 1998 sont ressortis du frigo parmi d’autres. Pour résumer : il s’est dopé, ce n’est pas bien, c’est un mauvais exemple pour les jeunes, et il ne faisait pas mieux que les autres. Vous estimez qu’il y a une chasse aux sorcières ?
C’est un peu facile, oui, de demander aux gens, vingt ans après, de se justifier sur ce qui se passait à une époque. Car on nous demande de justifier non pas une pratique, mais une époque. La nuance est importante à mes yeux, je le répète. Les années 60, les années 80, ont eu leurs règles. Elles étaient ce qu’elles étaient. J’ai connu ces années-là. C’est facile de juger après coup, de jeter la pierre 30 ans après. Il fallait le vivre, y participer, pour comprendre. Sur les critériums, qui n’étaient pas des compétitions mais des spectacles, on prenait parfois des amphétamines. Il n’y avait pas de contrôles. Quand tu avais passé ta nuit dans la bagnole pour conduire, tu prenais des amphétamines puis tu courais. Et je n’avais pas l’impression de voler qui que ce soit. Aujourd’hui c’est interdit, tu n’as qu’à dire Ok, c’est interdit, point barre. Aujourd’hui on me dit qu’il faut rouler à 50 km/h au lieu de 80 km/h en traversant Renazé, je roule à 50 en traversant Renazé. Les règles de l’époque, je les respectais. On n’était ni des bandits, ni des voyous. On pratiquait un sport avec ses faiblesses.
Et je pense que, compte tenu des évolutions de la médecine et donc du dopage, il est nécessaire que des règles dures aient été mises en place, que l’on retrouve ces produits-là, qu’on invente le système Adams pour pouvoir mieux maîtriser le phénomène. Sinon, on allait dans le mur. L’introduction de l’EPO, il ne faut pas l’oublier, c’était l’apparition du produit miracle qui avait tota lement chamboulé la vraie hiérarchie de notre sport. L’utilisation perverse de ce produit en a fait une saloperie qui ne donnait plus aucun sens à la course.
Vous étiez dépassé par l’EPO ? Vous preniez peur ? D’anciens coureurs ont très bien raconté cela.
Oui. Oui, bien sûr. Mais qu’est-ce que tu pouvais faire à cette époque-là ? Honnêtement, ce qui s’est passé en 1998 avec l’affaire Festina a été un mal pour un bien.
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