24 décembre 2049, Nancy, France - 03:29
« On arrête maintenant, il faut le prononcer ! »
Je suis sourd et continue, sans flancher, les manœuvres de réanimation. Pour la troisième fois consécutive, j'ai réparé les lésions qui apparaissent incessamment. Je ne veux pas m'arrêter là. J'ordonne à ce que l'on injecte, une fois encore, de l'adrénaline. Je sens les regards posés sur moi... Des regards désespérés par la situation devant laquelle ils se trouvent. On fit signe aux quelques courageux externes, restés jusqu'alors, de sortir de salle d'opération. Sans un bruit. Comme si la scène était devenue gênante, comme si j'étais devenu obsédé et que mon implication n'était pas justifiée. Je prie pour qu'une pluie d'atropine perce leurs yeux de déments et brûle leurs maigres rétines. Je m'irrite, j'ordonne. Le corps paramédical ne sait plus comment agir, pris entre mes tirs et les ripostes de l'anesthésiste qui plaident l'arrêt de l'acharnement.
« Edgar, laisse le partir maintenant. Il ne voudrait pas te voir réagir ainsi ! Prononce-le, c'est à toi de le faire. »
Ces paroles résonnent en moi comme un écho venu se fracasser contre de frêles parois rocheuses, fissurées par le temps. Je lève la tête et lis, au plus profond de ses iris, toute la peine et le chagrin qu'il venait de me témoigner. Et de me transmettre. Jusqu'alors enragé à l'idée d'affronter sa mort, il venait de me communiquer de douleureuses peines, ravivant les plaies, hasardeusement suturées, qui m'habitent depuis tant d'années.
Mes yeux se rivent sur l'horloge. D'une voix tremblottante, que j'ai du mal à cacher, je clôture cet acte : «Heure du décès : 3h39». En retirant mes gants, baignés d'un mélange de sang frais et coagulé, je demande à ce que l'on le referme et le rende «beau». J'arrache ma surblouse chirurgicale et retire mon calot noir et blanc, parsemé de cœurs anatomiques. Le même que celui que je lui avais offert il y a plus de 20 ans pour le remercier de tout l'investissement et l'intérêt témoignés à mon égard. Le serrant fort dans mon poing, je passe mon autre main, tendrement, dans ses cheveux gris avant de prendre la direction de la sortie. Sans un bruit, sans répondre aux mots tendres de soutien et gestes d'affection qui me sont destinés. D'un geste vif et brutal, je repousse le bras de cette nouvelle instrumentiste qui me plaisait tant et que je ramenais de plus en plus dans la chambre de garde.
Je fonce dans les vestiaires où les externes sont encore en train de se rhabiller. D'un geste prompt, j'ouvre la porte des toilettes pour m'y réfugier. D'un coup, mon corps devient lourd. Mon dos s'enfonce contre le mur et je m'effondre au sol, laissant échapper toutes les larmes de mon corps. Je m'en veux, j'ai l'impression de ne pas être à la hauteur, de tout faire de travers. Les pourcentages de réussite étaient infimes mais je pensais déjouer les pronostics.
De l'autre côté, j'entends chuchoter. Quelle image suis-je en train de donner ? Moi, le Pr WONTINGER, chef de service de la chirurgie cardiaque, je me retrouve au plus bas devant ceux à qui je dois transmettre, ceux pour qui je dois être un modèle. Je me déçois, je me dégoûte.
Il est si tard, mes yeux se ferment... Je revois ma vie, je ne comprends pas. Les souvenirs me rongent, ouvrent mes plaies béantes. Je ne veux plus être celui que les combats choisissent toujours. Je ne veux plus être celui qui choisit les combats. Celui-ci, c'était ton dernier combat... Au revoir, Dan.