*Bip … Bip … Bip …*
Arh … Saloperie de réveil ! Il est … ? 7 heures … Oh et puis zut, encore quelques minutes …
Zzzzz …
Je suis réveillé par une main vigoureuse qui me secoue l’épaule.
- Aller debout Mat, tu voudras pas que le bus parte sans toi, si ?
- Non ! Hors de question que vous partiez sans moi ! Il est quelle heure ? demandai-je
- 7 heures 20. Aller dépêche-toi ! Tu vas nous mettre en retard, fait mine de s’énerver Enrico.
- Désolé mec, m’excusai-je en me précipitant à la salle de bain faire un brin de toilette.
Enrico est mon camarade de chambre depuis le début de la campagne flandrienne. Agé de trente ans il est l’un des coureurs expérimentés de l’équipe cycliste Ubisoft. C’est un bon gars, et j’ai appris énormément de choses à son contact. J’apprécie tout particulièrement son accent italien et sa manie de parler avec les mains. En ça il me rappelle mon défunt grand-père paternel, originaire de Toscane et arrivé en France peu avant la guerre pour fuir le régime fasciste. En fait Enrico s’entend bien avec tout le monde, même avec le glacial Marc Leroux. Et puis il s’est construit un petit palmarès avec les années. Pas par ses capacités physiques, qui n’ont rien d’exceptionnelle, mais par sa roublardise. Il a ainsi remporté Milan-Turin, Paris-Camembert, deux étapes sur la Route du Sud, une sur le Tour du Trentin, et même une lors de la Course des deux mers, sa plus grande fierté.
Je fais peur à voir dans la glace. La nuit a été trop courte, stressé comme je le suis il m’a été difficile de trouver le sommeil hier soir. Mes cheveux bruns sont dans un état pas possible, et ma barbe s’obstine à vouloir pousser. Quel problème me direz-vous ? Elle a grappillé du territoire jusqu’à quelques centimètres de mes yeux, et bien trop bas au niveau du cou. Lorsque je la laisse pousser je ressemble à un ours, c’est du moins ce qu’affirme Eva, ma petite sœur. Aller hop, un petit coup de rasoir. Faudrait pas que la boue puisse y trouver un refuge où s’accrocher.
Mais au faîte, je ne me suis pas présenté. Matteo Gruppetto, pas tout à fait 23 ans, néo-pro au sein de la toute nouvelle équipe sponsorisée par Ubisoft. Né à Roubaix, tout prêt des routes empruntées chaque printemps par les meilleurs flahutes du peloton, j’ai toujours rêvé d’en faire partie un jour. Pendant des années je me suis entraîné assidûment pour passer pro. André Durfont m’a donné cette possibilité en août dernier alors qu’il cherchait de jeunes coureurs pour sa nouvelle équipe.
Huit heures moins cinq. Me voilà prêt. Enrico m’attend assis sur son lit, les yeux fixés sur son téléphone. Après l’avoir tiré de sa transe, nous descendons les deux étages de l’hôtel pour arriver dans le hall. Louis Lefèvre, notre "vieux" directeur sportif (il n’a pas quarante ans), feuillette son édition de la La Voix du Nord. La première page montre la Trouée d’Arenberg, boueuse et pleine de monde.
Presque toute l’équipe est déjà là. Maxime Bernard, notre leader, discute avec les frangins Dubois, tandis que Marc Leroux sirote son café, seul dans son coin comme toujours. Après avoir brièvement salué ce dernier, c’est bien-sûr vers les premiers que je me dirige.
- Hey, mais c’est l’Autobus, m’interpelle Robin, l’aîné des Dubois.
- Hey, mais c’est le Chêne, lui rétroquai-je.
Dès notre première rencontre, lors du stage de présaison à Majorque, les frères Dubois m’ont affublé de ce surnom d’Autobus. En retour je leur ai moi-même trouvé de jolis surnoms. Robin, l’aîné est le Chêne, en référence à son bon mètre quatre-vingt-cinq et à sa carrure colossale. Jules, le cadet, est Bouleau car je n’ai jamais vu quelqu’un de si acharné à la tâche. Ça en fait un excellent … porteur de bidon. Malheureusement Jules n’a pas le potentiel pour être mieux qu’un gregario. Dans la foulée Enrico a hérité du surnom d’Ezio. Ben quoi ? Il est le seul Italien de l’équipe … Maxime Bernard est notre leader lors de cette campagne flandrienne. Dimanche dernier il a pris la neuvième place du Tour des Flandres, et on espère le voir rééditer pareille performance aujourd’hui. Presque aussi grand que le Chêne, il est cependant plus fin. Tous trois sont aussi de chics types, même si mon préféré est Jules qui, du haut de ses vingt-cinq ans, est le plus proche de moi par l’âge.
Enrico, Robin, Jules, Maxime, Marc et moi-même ça fait six. Le septième membre de notre équipe de choc n’est pas encore parmi nous. Stijn Van Stroken a cette nuit hérité de la chambre solo, mais il passe plus de temps que nous tous réunis à la salle de bain. En-même temps il lui en faut du temps pour entretenir sa longue chevelure blonde. Que de temps perdu quand on sait dans quel état il sera ce soir. Tiens, le voilà justement qui arrive, saluant chacun d’entre nous avec son accent à couper au couteau.
L’équipe est maintenant au complet, si ce n’est le patron qui nous rejoindra à Compiègne. Huit heures trente, il est temps de nous
embarquer dans notre beau bus bleu et blanc.
En sortant de l’hôtel Enrico, habitué au climat méditerranéen, ne peut s’empêcher de lâcher un juron.
- Cazzo di Merda ! Il fait un froid de chien.
- Un froid de canard Enrico, un froid de canard, le reprit le Chêne en enfouissant ses mains au plus profond des poches.
Une fois qu’on est bien installés, Louis prend son air le plus sérieux pour débuter le briefing.
- Ok les gars, vous avez fait du super boulot la semaine dernière. Je compte sur vous pour en faire autant aujourd’hui. Côté météo, ben ça va être la galère. Comme vous l’avez remarqué il ne fait vraiment pas chaud. Pour ne rien arranger de la pluie est annoncée pour midi, peut-être même de la neige fondue. Heureusement vous n’aurez pas de vent.
- Manquerait plus que ça, se lamenta Enrico. La neige ça suffit.
- Ouais. Bon pour la stratégie : Bouleau, l’Autobus et Iceman (c’est le petit nom de Marc) vous me protégez Max aussi longtemps que possible, vous lui ramener ses bidons, bref vous me le bichonnez. Odin (Stijn, notre dieu à tous), tu prends le relai une fois que les autres auront sautés. Le Chêne et Ezio vous sautez sur tout ce qui bouge au départ. Je veux l’un de vous deux dans le coup.
- Ok patron, acquiesçe Robin.
- Max, tu me lâches pas Sagan, Van Avermaet et Terpstra d’une roue. Gaffe aux Quickstep, ils vous sûrement jouer le surnombre.
- Ça marche, répond l’intéressé.
Le briefing terminé, le silence s’abat sur notre bus. C’est peut-être le moment de vous parler de mon début de saison. Ma première course eu lieu sous le sommeil méditerranéen, avec un abandon lors du Grand Prix d’Ouverture la Marseillaise. Je cours ensuite l’Etoile de Bessèges comme équipier, avec à la clé une douzième place dans le chrono final, et un succès d’étape pour notre sprinteur. Ensuite passage au niveau supérieur avec l’Omloop Het Nieuwsblad. Le rythme est fou, mais je parviens à finir, antépénultième, mais à l’arrivée tout de même. Le lendemain les jambes sont lourdes, mais je me débrouille pour prendre la quinzième place à Kuurne, puis la treizième sur le Samyn deux jours plus tard. Puis ce sont deux abandons sur A Travers la Flandre occidentale et la Ronde van Drenthe, et une course difficile lors de l’Handzame Classic. Retour en World Tour sur l’E3 avec une dix-neuvième place, avant de renoncer avant Wevelgem, et de finir au-delà du cinquantième rang sur A Travers la Flandre. Enfin, dimanche dernier j’ai fini pour premier monument à la trente-septième place. Il faut noter que j’ai couru chacune de ces épreuves au service de Maxime qui y a souvent bien figuré.
Neuf heures dix, mon portable se met à vibrer. C’est ma mère. Elle sera au vélodrome ce soir avec mon père et Eva.
- Allo maman ?
- Comment va mon chéri ? Pas trop stressé ?
- Pourquoi je serai stressé ? Je vais enfin pouvoir montrer de quoi je suis capable.
- Ils vont faire connaissance avec Matteo Gruppetto, je n’en doute pas. Mais ne prends pas trop de risques mon chéri. La météo a dit qu’il allait pleuvoir, ne va pas glisser et te casser quelque chose.
- Un cycliste doit prendre des risques maman, sinon il n’a qu’à rester dans son canapé. Mais je serai prudent, promis. Tu peux me passer papa ou Eva ?
- Ta sœur se prépare, et ton père est parti promener le chien. Ils t’embrassent.
- Ah … Et bien à ce soir maman.
Je raccroche, avant de me laisser glisser dans mon fauteuil, de sortir mes écouteurs et de m’abandonner à la musique.
Neuf heures trente. Nous voici arrivés à Compiègne. On y est accueilli à la descente du bus par André Dufront, notre manager et second directeur sportif. Contrairement à ce que son prénom et son poste pourraient laisser penser, il est plus jeune que certains d’entre nous, à peine trente ans. Il a un petit mot d’encouragement pour chacun d’entre nous. Le temps d’enfiler nos tenues, et nous voilà sur le podium pour signer. A la descente quelques supporters demandent des autographes à Max, et une poignée à Stijn et Enrico. Les frères Dubois, Marc et moi-même n’intéressons visiblement pas grand monde. Enfin presque, un individu nous demande de poser avec le logo d’un site internet. Devant le nom du site en question je ne peux m’empêcher de sourire et accepte.
Retour à la case bus pour l’échauffement à à peine une heure du départ. L’excitation augmente, mais avec elle le stress se fait aussi de plus en plus oppressant. Ça doit se voir puisqu’Enrico s’approche de moi et me donne une tape sur l’épaule.
- Ça va Mat ? Pas trop stressé ?
- J’ai les tripes en compote mec.
- T’inquiète c’est normal avant une première. Mais t’inquiète pas, bientôt tes jambes te brûleront tellement que tu ne sentiras plus le mal de ventre, rie l’Italien.
- Tu as le don pour réconforter les gens.
- Bienvenue en Enfer amico mio
Sur ce débute l’échauffement. Le froid se fait terriblement mordant. Il traverse k-way, maillot, peau et muscles pour venir nous glacer les os. Sept heures dans ces conditions, avec les pavés et la boue en prime. Faut vraiment être taré pour participer à ce genre de course. Alors que j’atteins enfin le rêve poursuivi pendant des années, je n’ai qu’une envie, me réfugier quelque part au chaud.
Ah j'ai failli oublier. Voici la tenue de l'équipe cycliste Ubisoft :