IL est venu à contrecoeur. Et il le dit d'emblée, sans agressivité, mais avec gravité. Pour que les choses soient claires. Tommie Smith ne triche jamais. S'il a changé d'avis après un premier refus brutal, c'est « par amitié » pour un vieux camarade, entraîneur sportif renommé, qui s'est porté garant et l'a supplié de parler : « Tu as des choses à dire Tommie, ton geste a imprimé la mémoire de tous les Noirs d'Amérique. Explique-le. » Il sourit, en secouant la tête avec accablement. Allons donc ! Expliquer... S'il suffisait de quelques mots pour dire la vérité ! Si une poignée de souvenirs, égrenés un à un, pouvaient conter l'histoire d'un geste définitif et inouï, qui magnifia et détruisit une vie ! L'image de Mexico n'a rien d'une anecdote. C'est du soufre qu'elle contient. De la douleur, de l'orgueil, du sang. Comment imaginer en parler sereinement ? « Dans ce poing brandi très haut, j'avais ramassé toute ma vie. » Le poing est devenu immortel, mais la vie est en lambeaux. « J'en ai fait le sacrifice. »
Il a calé sa longue carcasse sur une banquette de la cafétéria, posé ses lunettes de soleil et le chapeau de paille qui ne le quitte pas, commandé un café et une carafe de thé glacé. On a le temps, dit-il. Le collège de Santa Monica est au coin de la rue, ses élèves ne l'attendent pas au gymnase avant midi et demi. Mais comment amorcer un récit qui fait mal ? Son âme est pleine de blessures qui ne cicatrisent pas. « Je n'étais pas causant. Je suis devenu muet. Sitôt mes cours finis, je me referme. Je n'ai pas vraiment d'amis. Ce truc de 68, c'est tout le temps dans ma vie. » Il n'en parle à personne. C'est devenu son secret. Obsédant. « J'ai été populaire, et me voilà paria. » Ses mots cognent très fort. Comme s'ils étaient latents, comme s'ils étaient fin prêts et qu'ils n'attendaient qu'une question, qu'un regard pour s'échapper en groupe, libérés mais cruels, rugueux, cinglants. Ce matin, Tommie Smith a décidé qu'il ne les retiendrait pas.
Il oublie sa réserve, ses craintes de l'interview, sa méfiance pour les phrases. Trop tard de toutes façons ! Elles jaillissent. Il plonge dans l'entretien, les yeux dans ceux de son interlocutrice, insensible aux rumeurs et mouvements de l'endroit. Il est dans son récit, concentré et fervent. Les images ressurgissent. Les personnages aussi. Son père, James Richard Smith, « peau foncée, pommettes hautes, yeux perçants, qui apprit seul à lire en étudiant la Bible » ; sa mère Dora, de sang indien et « d'humeur si tranquille » ; une flopée de frères et soeurs onze disciplinés, soumis au père, « qui mirent toujours un point d'honneur à ne pas paraître pauvres » ; deux femmes Denise et Denise épouses successives qui n'ont pu supporter « le poids » de 68 ; quatre enfants. Et puis « les Blancs ».
Ils sont tous là, dans sa chronique d'une vie exposée au racisme primaire. Tommie Smith les raconte en les mettant en scène, changeant de voix pour reconstituer un dialogue, agitant ses longues mains, drôle et puis tragique, narrateur scrupuleux et formidable acteur. C'est l'Amérique qu'il campe. L'Amérique rurale des années 50 et 60, avec ses champs de coton remplis d'ouvriers noirs, ces « nègres » qui se louaient de ferme en ferme pour une poignée de dollars. C'est dans une de ces plantations que le jeune Tommie Smith fit ses premiers pas. Et c'est dans une poignée d'autres qu'il grandit et se met à son tour au travail, encadré par ses frères et son père qui, sous l'oeil nerveux de contremaîtres blancs, remplissent sans relâche d'immenses paniers de coton. « On était de bons enfants, polis, travailleurs, souriants, qui allaient à l'église et n'osaient adresser la parole à un Blanc. » Enfants modèles, irréprochables, qu'un directeur d'école viendra, lui-même, un beau matin, chercher aux champs.
Tommie Smith apprend à lire, écrire, parler, concourir, « être un Américain ». Il le désire si fort, appliqué par nature, vertueux par conviction. Ce pays ne récompense-t-il pas le dépassement de soi, l'effort, la foi ? Les propriétaires de la plantation en prennent de l'ombrage et observent d'un sale oeil l'ardeur du jeune homme qui, pensent-ils, menacera rapidement leur autorité. Mais Tommie Smith ne se risque jamais à la moindre polémique. Il s'accroche à ses études, cravache l'été pour se les payer et ne sèche aucun cours, même quand un sélectionneur détecte en lui les qualités d'un athlète d'exception et commence à lui imposer un entraînement de champion.
Il mène deux vies parallèles et progresse rapidement, sillonne les pistes, court, court de plus en plus vite, stupéfiant les médias par ses accélérations foudroyantes et les lunettes de soleil qu'il arbore dans les stades, sans doute par timidité. Avant la fin du premier degré de l'université, il a établi onze records du monde. Dans le monde sportif, Tommie Smith est devenu un exemple. Il fait partie du corps d'entraînement des officiers de réserve. Il croit en l'Amérique. Il y croit même si fort que tout ce qui dévoie son idéal et les textes fondateurs lui semble une trahison. Il a lu la Constitution.
C'est de là que viendra la rupture. Là que la différence entre le modèle de référence et la réalité lui paraîtra injurieuse pour ceux qui ont fait ce pays. Là qu'il mettra en perspective les discours de Jefferson avec les humiliations infligées à son père « dans des plantations organisées en camps de travail », les lynchages et pendaisons sauvages et les souffrances de pionniers qui, depuis le boycott des bus en 1956 jusqu'aux marches pour la liberté, entreprirent de venir à bout de la ségrégation.
OUI, l'Amérique est bel et bien raciste, Tommie Smith en a chaque jour la douloureuse confirmation, y compris dans sa ville de San José, où il découvre que nombre de propriétaires refusent de louer leurs appartements à des Noirs. « Le système, chaque jour, était pris en défaut. Ça m'est devenu insupportable. Il fallait rappeler l'Amérique au principe d'égalité. La roue qui grince a besoin d'huile. » Tommie Smith n'a rien d'un révolutionnaire. Le climat, pourtant, est de plus en plus lourd. La communauté des sportifs noirs se politise. Consciente de l'importance de ses athlètes, elle brandit bientôt la menace d'un boycott des Jeux olympiques de Mexico, en octobre 1968. « Comment accepter davantage le principe ``Cours vite negro, rapporte-nous des médailles, et reviens ramper à la maison``, qu'avait accepté Jesse Owens ? » Tommie Smith-l'obéissant nage en plein dilemme. Il soutient cependant le Projet olympique pour les droits de l'homme, une sorte de pétition des athlètes noirs contre les discriminations raciales. L'idée d'une désertion de ses plus grands champions scandalise l'Amérique. Mais le ton des lettres adressées aux athlètes est plus qu'un aveu de racisme : « Bon débarras ! Aucune envie de regarder courir un troupeau d'animaux comme les nègres ! » « Combien les communistes vous ont-ils payé pour ridiculiser les Américains ? » « Retournez au Congo ! »
L'assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968, puis celui de Bob Kennedy, le 5 juin, accentuent les tensions. « J'ai compris qu'à mon tour je devais prendre mes responsabilités. Je n'avais pas le droit de ne rien faire de la notoriété qu'un don du ciel m'avait apportée. Si nous allions à Mexico, alors il faudrait en faire un événement historique, attirer l'attention du monde sur la situation du peuple noir et appeler l'Amérique à un sursaut en matière d'égalité raciale. Je n'avais pas le choix. Mon geste serait pacifique, respectueux et symbolique. Ce serait un sacrifice, mais une question de dignité morale. »
Il s'entraîne comme un fou, plus rien ne compte que l'accès au podium. Tout projet est différé au lendemain des JO et les nombreux employeurs potentiels qui le veulent sous contrat sont priés de patienter jusqu'à Mexico. Tommie Smith attend son heure. Elle sonnera le 16 octobre.
Tout se déroulera comme prévu : le record du monde du 200 m, la médaille d'or, le podium, le poing. John Carlos, médaille de bronze, s'est joint au mouvement et a revêtu l'un des gants de cuir noir achetés par Denise Smith. L'Australien Peter Norman, médaille d'argent, a accroché à son survêtement le macaron du Projet pour les droits de l'homme. Les trois sportifs quitteront le stade sous les huées et sifflements du stade. « Des animaux ! Des animaux sauvages, raconte Tommie Smith. J'étais condamné. C'est l'enfer qui m'attendait. »
SUSPENDU de l'équipe olympique et expulsé du village, il est retourné chez lui et a vu s'écrouler, un à un, les projets et contrats de travail annoncés. Alors il s'en est allé à Lemoore, tout près de San José, où l'attendaient ses parents. La petite ville californienne était en émoi. « Il fut un temps où l'on aurait pendu des nègres pour avoir fait cela ! » Son père l'a dévisagé en silence. Puis il lui a tendu la main. « Tu sais mon gars, ces gens m'ont raconté des trucs sur ces Jeux et ce que tu as fait sur le morceau de bois. C'était plutôt difficile à assumer, hein ! La plus grande partie de ma vie fut difficile à assumer. Alors ce que tu as fait, je sais ce que c'est ! » Tommie Smith était bouleversé. « Je comprenais tellement ce qu'il voulait dire. Et c'était si lourd. Il en avait bavé pour nourrir sa famille. Au moins, ce geste exprimait de la fierté. »
Des colis de bouse de vache sont arrivés le lendemain, le surlendemain et les autres jours chez les parents Smith. Des coups de téléphone ont empoisonné leurs nuits, des insultes et des menaces de mort. « J'ai pris l'habitude de regarder chaque matin sous la carrosserie de la voiture. » L'armée n'a plus voulu de Tommie Smith, ni les équipes de football qui l'avaient démarché. Des voitures le prenaient souvent en chasse, le FBI le suivait à la trace. « Comment vous raconter la folie de ces années ? Il y avait tant de passion autour du geste de Mexico ! Un geste de haine envers l'Amérique, avait-on commenté, alors que je n'avais que de l'amour pour ce pays qui avait besoin d'aide. J'en appelais simplement à l'égalité, à la justice, à la dignité. Mais c'était encore un peu trop tôt dans la tête de beaucoup d'Américains... »
Dora, la maman, mourra en 1970 d'une crise cardiaque. « Elle est partie comme elle avait voulu : en écoutant ses trois filles chanter à l'église. Mais comment ne pas songer aux pressions, insultes, humiliations subies pendant deux ans... » Les conditions de vie sont devenues rudes et précaires. Tommie Smith végète, tente sa chance au Canada, donne des cours ici et là, se fait virer d'une université, jugé tour à tour « dangereux » ou « trop bon pour l'emploi ». « La femme de John Carlos s'est suicidée, la mienne a demandé le divorce. »
Il fonde une nouvelle famille, affronte les mêmes problèmes. « Dieu alors m'est venu en aide. » Au moment le plus critique, on lui propose un poste d'entraîneur au collège pré-universitaire de Santa Monica, près de Los Angeles. Cela fait dix-neuf ans.
On y est donc allé ensemble, ce matin de juillet, les élèves depuis longtemps l'attendaient. « C'est à cause de la journaliste française, a-t-il expliqué.
Une journaliste ? Elle écrit sur le collège ?
Non, c'est à votre prof que je m'intéresse ! »
Stupéfaits, ils ont regardé le géant à chapeau de paille qui, déjà, déplaçait des haltères. « Ils ne savent rien de moi, m'avait-il glissé. Cette jeunesse se moque bien de ce qui s'est passé avant sa naissance. » C'est alors qu'un jeune athlète noir a pris la parole devant ses camarades interloqués : « En 68, le coach était l'un des sportifs les plus fameux du monde. Il faisait la ``une`` de tous les magazines. Mais c'était plus que ça. Comme Malcolm X et Martin Luther King, il dénonçait le racisme. Et, sur le podium des Jeux, il a fait un truc incroyable... » Mais le coach, ému, a tourné les talons, sans attendre la fin de l'histoire.