Dans l’Orne: «Pour certains ici, c’est prendre la voiture ou manger»
15 NOVEMBRE 2018 | PAR MATHILDE GOANEC
La question du coût du transport, criante pour les travailleurs pauvres et la classe moyenne en milieu rural, nourrit la fronde des « gilets jaunes ». Dans l’Orne, en Normandie, le mécontentement est protéiforme, et dépasse de loin la simple taxe sur les carburants.
Alençon et La Ferté-Macé (Orne), de notre envoyée spéciale. - Soulevez le couvercle de la marmite, la colère y couve à gros bouillons. Autour de trois tables accolées les unes aux autres, dans ce bar désert d’Alençon, une dizaine de personnes tentent d’organiser le mouvement iconoclaste du 17 novembre, initialement contre la hausse de la taxe sur le diesel, devenu cri de colère pour le pouvoir d’achat. Il y a quelques jours encore, chacun vivait dans son coin.
Ils se sont rencontrés, reconnus sur Facebook, lorsque le gouvernement a annoncé l’augmentation continue de la fiscalité sur l’essence et le diesel, jusqu’en 2022. Parmi les membres du groupe présents ce soir-là, personne n’est un habitué des manifestations, membre d’un syndicat ou d’un quelconque parti politique. « Quand j’ai un problème au boulot, je suis du genre à le régler avec le patron directement, c’est ma philosophie », explique un jeune salarié. La retraitée du groupe lâche cependant à la faveur de la discussion avoir participé à « tous les rassemblements contre le mariage pour tous », sans que cela ne suscite une discussion particulière.
À la gare d'Alençon, en pleins travaux. Aucune ligne directe vers Paris pour cette préfecture, il faut passer par Caen ou par Le Mans. © MG
Un jeune père, intermittent du spectacle, explique également s’être rendu, en curieux, à la manifestation syndicale du 17 octobre dernier, à Alençon : « Mais c’est la préfecture qui décide, le parcours, l’horaire, tout ! Vous allez par là, vous tournez ici… Franchement, ça dérange qui ? Ça sert à quoi ? » Sur le fond, ils insistent d’une même voix : le mouvement est « apolitique », « citoyen », du genre à renverser des sacs, vieux meubles et palettes sur les ronds-points, près des péages, à l’entrée des villes, sans drapeau ni couleur.
Aucun d’entre eux ne veut donner son nom, par crainte de représailles administratives ou policières. « Appelez les femmes Brigitte, et les hommes Emmanuel », pouffe cette mère de famille, comme un écho lointain aux multiples « Camille » poussés sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ici aussi, on est soucieux de son anonymat et de se protéger « des renseignements généraux ».
« Ils nous mettent la pression, on s’est fait contrôler par les gendarmes parce qu’on distribuait des tracts la semaine dernière », raconte l’une des plus mobilisées en prévision du 17 novembre. Le groupe Facebook est passé de “fermé” à “secret”, par peur des « mouchards ». Les consignes sont martelées, par ceux qui ont des contacts au sein des collectifs montés à travers la France, visibles sur les réseaux sociaux : « On ne donne pas son identité, jamais, et tout ira bien. »
« J’ai peur, moi, confesse la retraitée, je joue à la belote avec les gendarmes, ils vont me reconnaître ! » « Il faudra être solidaires », répondent ses compagnons d’un soir, la plupart motivés à « bloquer » bien au-delà du samedi 17 novembre, sans trop savoir encore comment s’y prendre ni qui franchira réellement l’écran pour mener bataille. Ils espèrent le renfort des ambulanciers, des routiers, de certains commerçants qui ont promis de baisser le rideau, samedi. On envisage une chaîne humaine, ou de brûler sa carte électorale le jour J. « Je ne sais même pas où elle est, moi, ma carte, je ne vote plus », avoue l’un des participants.
L’essence n’est que la face émergée de l’iceberg, et la réunion prend rapidement des allures de cahiers de doléances sur le pouvoir d’achat et les difficultés du quotidien en général : « La liberté, on l’a encore un peu, mais l’égalité, elle est où ? », s’interroge une jeune femme, qui a fait ses comptes : près de 1 200 euros de charges fixes par mois, pour une famille de quatre, sur deux paies avoisinant le Smic. Comme un écho aux chiffres implacables sur la hausse de l’inflation, le coût grandissant de l’énergie, des « dépenses contraintes » sur les ménages les plus modestes.
En face, sa voisine s’emporte devant son diabolo menthe : « Destitution du gouvernement ! On ira jusqu’au bout, ras-le-bol de se faire tondre », souligné d’un vigoureux bras d’honneur. La retraitée du groupe a consigné la liste, sur un bout de papier, de « tout ce qui a augmenté », du prix des timbres à celui du péage, en passant par le beurre ou la CSG.
Il y a aussi ce jeune motard, en CDD dans le coin, qui pense à son père, chauffeur routier, qui « galère tous les jours à se lever à 5 heures du matin », et sa mère, aide à domicile, qui est loin de rentrer dans ses frais, payée 10 euros de l’heure, surtout quand l’essence est chère… Ces patrons d’une petite entreprise de manutention dans l’agroalimentaire, qui ont failli mettre la clé sous la porte, en 2012, et regrettent presque d’avoir tenu bon : « On a des camionnettes pour ramasser nos salariés, qui sont nombreux à ne pas avoir le permis. On a calculé, la hausse du carburant, ça va nous coûter 6 000 euros de plus ! »
Ils ne peuvent s’exonérer de la taxe, leurs véhicules n’étant pas considérés comme des voitures de « travail », à l’instar des livreurs ou des chauffeurs routiers. L’une de leurs salariés, présente ce soir-là, dans un mouvement qui, à l’instar des bonnets rouges, mêle employeurs et employés, travaille effectivement à temps partiel : « Comment faire plus ? Qui garderait mes enfants ? »
« Je vais covoiturer avec qui, un chevreuil ? »
Le sentiment aigu d’appartenir à une classe moyenne laborieuse, oubliée, contre « les très riches » ou les « très pauvres », semble un ciment puissant, tout comme « l’injustice » d’une énième taxe qui épargne les plus gros – « Le mec, avec son hélico ou son yacht, il peut la payer plus cher lui son essence ! » –, ou les intérêts particuliers : « Pourquoi ne pas avoir augmenté les taxes sur le kérosène, les avions, les gros bateaux, qui polluent cent fois plus que nous ? Nous, on s’en fout de l’aéroport de Roissy, on ne prend jamais l’avion ! »
Les élus, de tout poil, ont raison d’être inquiets des « gilets jaunes ». Ce sont les premiers à faire les frais de cette colère, alimentée par les vraies polémiques comme les fausses nouvelles. La retraite des députés, alors qu’ils « ronflent à l’assemblée », les prétendus millions cachés de Macron, la « vaisselle de Brigitte à l’Élysée » ou la piscine « pour ses petits-enfants » au fort de Brégançon. Quand on parle CRS, ils répondent Benalla, comme un éternel retour de bâton dans la figure du président.
Dans le PMU de La Ferté-Macé, des appels à manifester à Vire. © MG
L’argument écologique, qui justifie de taxer les énergies fossiles, ne passe pas davantage. Même s’« ils ont raison sur le fond, on le sait que la planète est détruite peu à peu », explique une participante, qui pense « à ses enfants ». Mais le gouvernement est accusé « de prendre la campagne en otage ».
L’hypothèse de l’achat d’un véhicule neuf, moins polluant, fait rire jaune : « J’ai encore, à quarante ans, un crédit sur ma voiture, je ne vais sûrement pas acheter demain une voiture électrique… » Surtout, les gens réunis ce soir-là, à Alençon, veulent savoir : « La taxe sur l’essence, elle ira où ? La taxe sur les clopes, elle va où ? », s’énerve la patronne de PME, en jetant avec rage son paquet de cigarettes sur la table.
Si l’essence a fait pousser ces barricades, pour l’heure toutes virtuelles, c’est que la voiture est reliée à tout ce qui fait, dans une large partie du pays, le quotidien. Dans l’Orne, traversée par une forêt de carte postale grâce à l’automne, chaque poumon d’activité est distant d’une bonne quarantaine de kilomètres. Les lignes de train intermédiaires sont rares, ou mal cadencées, alors on prend « la bagnole » pour aller à l’école, au boulot, à l’hôpital. Tous les jours, tout le temps.
Steve sera l’un des « gilets jaunes » de samedi, l’un des premiers à avoir imaginé se mobiliser à Alençon. Il vit à Essay, petite commune de quelque 500 habitants, qui conserve bravement son boulanger, un point poste, un café qui fait un peu d’épicerie. Professeur dans deux écoles privées, l’une dans l’Orne, l’autre dans le Perche, il roule 25 000 kilomètres par an. « Changer de voiture, ça veut dire 15 ou 16 000 euros pour un truc plus écolo et c’est ce que je gagne en un an », explique l’enseignant.
Pour trouver un peu d’air financièrement, Steve loue son logement sur la plateforme Airbnb, ce qui lui rapporte environ 2 000 euros par an. Vivant seul, avec un chat et un chien, passionné de reconstitution médiévale, Steve trie et composte ses déchets, tente de jeter le moins possible. « Sur l’écologie, nous sommes tous d’accord pour faire des efforts, mais les discours qu’on nous sert sont déconnectés de la réalité : j’habite dans un hameau, je vais bosser en ville, je vais covoiturer avec qui, un chevreuil ? »
La voiture, pour Sadia, c’est l’angoisse du contrôle technique, en janvier prochain, après dix-sept ans de bons et loyaux services : « Je ne pourrais pas en acheter une neuve », prévient cette retraitée, qui a perdu son mari l’an dernier. Nous la rencontrons à La Ferté-Macé, dans le pays du bocage ornais, petite ville dans l’orbite lointaine de Flers, Argentan, Vire, ou Caen. « Pour certaines personnes ici, c’est prendre la voiture ou manger », confie un bénévole d’une structure associative.
Le parc naturel de l'Orne, une immense forêt. © MG
Benoît Hottin connaît ces douloureux arbitrages, il a enduré de longs mois de chômage, expliqués par ses conseillers Pôle emploi par une absence de diplôme ou d’expérience. « Mais pour avoir de l’expérience, faut bien commencer quelque part ! » Après une difficile année en intérim dans le gros abattoir de volailles du département, Benoît Hottin n’a pas été gardé en CDI. Il est désormais employé aux espaces verts à La Ferté, en contrat aidé. Dans quelques mois, c’est à nouveau le chômage qui l’attend.
« Quand je mets 20 euros d’essence, j’ai 13 litres dans mon réservoir, c’est horrible », explique Benoît, qui gagne moins de 1 000 euros mensuellement, avec à charge sa femme, une petite fille de 16 mois et un fils en garde partagée. Pas de gras, une vie sous contrainte. Cet été, il s’est accordé un tout petit bol d’air, quatre jours chez un oncle, à Nantes.
« Je viens prendre un colis aux Restos du cœur, j’ai pas honte de le dire, et je viens au secours populaire, ça dépanne aussi, on trouve des vêtements pour les petits. Mais je suis écœuré de vivre ça. » Benoît Hottin envisage sérieusement d’aller voir du côté des « gilets jaunes », samedi.
« On a eu beaucoup d’efforts demandés d’un côté, et quasiment rien de l’autre »
L’emploi s’apparente à un nœud coulant sur toute politique de transport un tant soit peu ambitieuse, surtout dans un pays qui a fait de l’étalement urbain une spécialité nationale. À Alençon, la fermeture coup sur coup dans les années 2000 des sites historiques Moulinex et Carrier a laissé la ville exsangue, malgré un petit tissu industriel, format PME, qui résiste encore un peu.
Autour de La Ferté-Macé, les gros employeurs sont l’abattoir de volailles, très gourmand en intérimaires, l’usine de chimie PCAS et la fromagerie Gillot. La base Intermarché, installée en périphérie à Magny-le-Désert et qui a employé jusqu’à 200 personnes, ferme ses portes ce mois-ci. Près de la commune, des entreprises moyennes forment un chapelet disparate, cohabitant avec des commerces de plus en plus rabougris : au centre-ville, nombreuses sont les vitrines des boutiques barbouillées de blanc, en attente d’un repreneur.
La fin des grandes usines à forte main-d’œuvre a également mis à mal les déplacements pendulaires. Comme ailleurs, l’emploi à temps partiel fleurit, tout comme les horaires atypiques, les départs qui s’échelonnent le matin et s’achèvent tard le soir. La limitation à 80 km/h sur les routes nationales cet été a déjà fait grincer des dents, comme en témoignent des radars barbouillés de rouge sur la N12, entre La Ferté et Alençon. La taxe sur les carburants achève d’attiser les clivages entre une France rurale, semi-rurale, périphérique, et tout ce qui ressemble de près ou de loin à un « Parisien ».
Le centre ville de La Ferté-Macé. © MG
Le maire de La Ferté-Macé, Jacques Dalmont, divers gauche, a rencontré ses homologues, à Flers, pour évoquer la mobilisation des gilets jaunes. « On n’a pas beaucoup d’éléments, ils parlent de bloquer la rocade à Flers, on ne sait pas ce qui va se passer », confesse l’élu. Il confirme l’aigreur qui monte au sein de ses concitoyens, la faute à « un modèle » qu’on n’a pas changé depuis des décennies et la faiblesse d’une fiscalité réellement « incitative » pour passer au vert : « Sous Hollande, on a mis un coup de peinture rose mais la logique est restée la même : la recherche de croissance et de consommation. »
Jacques Dalmont, partisan d’un libéralisme étroitement régulé par la puissance publique, fait volontiers le parallèle avec le mouvement contre l’écotaxe, sous le quinquennat socialiste. « À un moment, il faut être cohérent sur l’urgence écologique, et y aller, mais le sentiment d’injustice et d’inégalité existe dans la population, et je le partage. Depuis deux ans, on a eu beaucoup d’efforts demandés d’un côté, et quasiment rien de l’autre. »
L’agglomération de Flers, englobant La Ferté-Macé, et dont Jacques Dalmont est le vice-président, n’est pas restée les bras ballants, face à ce problème aigu du transport en milieu rural. Outre le transport scolaire, la communauté de communes lance ce mois de novembre une application pour appareiller des covoiturés potentiels et des covoitureurs, sur laquelle elle compte beaucoup pour diminuer l’obligation de la voiture individuelle.
Il existe aussi depuis quelques années un service de « transport à la demande », qui ramasse aux arrêts de bus scolaires des voyageurs ayant réservé un trajet. Des vélos électriques sont disponibles en location dans le département… Aucune solution n'est miracle : « Il faut quand même comprendre que, dès que nous sommes ne serait-ce qu’en banlieue d’une grande ville, le transport collectif n’est pas à même de combler tous les besoins », met en garde Jacques Dalmont.
L’association des familles, à La Ferté-Macé, propose également depuis 2012 du « transport solidaire », réservé aux habitants non imposables. Des retraités, le plus souvent, mais aussi quelques familles, trop justes financièrement pour avoir une voiture ou momentanément privées de véhicule, peuvent contre une petite poignée d’euros, faire appel à des conducteurs bénévoles pour les courses, aller chez le médecin, ou rendre visite à un proche.
Annie touche environ 1 000 euros de retraite par mois. Travaillant en région parisienne, elle n’a jamais passé le permis. Arrivée dans l’Orne pour suivre son compagnon aujourd’hui décédé, elle utilise ce service de l’association presque chaque semaine pour « faire le plein de courses chez Leclerc », parce que le petit Carrefour du centre est trop cher, aller voir des spécialistes dans les villes mieux pourvues d’à côté. Elle consomme au minimum, n'a pas de connexion internet, ne part jamais en vacances, surveille « de près » sa facture de chauffage.
Depuis début janvier, La Ferté-Macé ne compte plus que deux médecins généralistes, pour une commune de 6 000 habitants. Dans ce qu’il reste de l’hôpital, ce sont des retraités qui assurent la permanence des soins, faute de professionnels disponibles et il n’y a bien sûr plus de maternité depuis un bail. « Plus de médecins, presque plus d’hôpital, des écoles qui ferment, bien sûr que les gens s’inquiètent », assure Rémi, chauffeur bénévole de l’association des familles.
Désormais retraité, Rémi a travaillé toute sa carrière dans la métallurgie, connu cinq licenciements économiques, ne veut pas qu’on le plaigne mais en a quand même gros sur le cœur : « Faut faire quelque chose pour la planète, c’est sûr, mais nous avons des dirigeants qui vivent dans une bulle en verre, quelle que soit leur couleur politique… »
Le terme d’écologie hérisse le retraité, qui n’en a pas moins troqué récemment ses deux voitures contre une seule et deux vélos électriques, grâce à des aides fiscales. Sa femme jardine le potager – « ce qu’on économise avec trois poireaux, c’est déjà ça de pris » –, et lui bataille contre le gaspillage : « Depuis qu’on est petits, on le sait, c’est du bon sens ! Le moindre petit morceau de cuivre, ou de ferraille, ça se jette pas, on s’en ressert ! » Son engagement associatif est fait du même bois : « Nous vivons dans une région où le pouvoir d’achat est très bas, ça paraît logique d’apporter à ceux qui sont en difficulté un petit quelque chose. »
Solution alternative aux problèmes de transport, soutenue par la mairie, l’association des familles à La Ferté-Macé n’en est pas moins menacée. Avec la diminution de moitié des contrats aidés, décidée par Emmanuel Macron dès le début de son quinquennat, la structure a perdu sa capacité d'embauche pour le secrétariat et la coordination des allers-retours en voiture. L’association ne peut assurer, désormais, qu’une permanence de deux heures par jour, faute de financement.