De l’information au piège à clicsLa grande crise de la presse ouverte dans les années 2010 s’achève, du moins sur le plan économique. D’un côté, les groupes traditionnels qui ont misé sur l’information payante en ligne et les abonnements renouent avec les bénéfices. De l’autre ont émergé des dizaines de sites d’info-divertissement entièrement dépendants de la publicité — et donc du nombre de pages vues.
par Sophie Eustache & Jessica Trochet
Usiner en quelques minutes des articles insolites sur le dernier sujet qui agite les réseaux sociaux, y glisser des références flatteuses aux annonceurs publicitaires, saupoudrer l’ensemble de vidéos amusantes qui feront le tour d’Internet : la recette a porté à des sommets l’audience des sites d’info-divertissement Melty, Konbini ou encore BuzzFeed. La presse traditionnelle porte sur ces jeunes concurrents un regard ambivalent fait de mépris pour un journalisme ouvertement bâclé et de fascination pour le nombre de visites qu’il génère.
Cofondateur de Melty et président de l’entreprise jusqu’en mars dernier, M. Alexandre Malsch a été décrit comme un « prodige numérique » (LeMonde.fr, 16 août 2014) qui « parle à l’oreille des ados » (L’Obs, 7 février 2016) et a fait l’objet de dizaines de reportages élogieux. « Ce qui nous agaçait le plus connaissant nos conditions de travail, qui n’étaient pas idéales, c’était d’être à ce point encensés comme étant une entreprise très cool : on a une table de ping-pong, on travaille dans des hamacs avec des ordinateurs portables. Il y a des canapés, une télé, une salle avec des jeux vidéo… Tu es entre copains, donc tu ne comptes pas tes heures », raconte Mathieu (1), ancien rédacteur en chef adjoint de MeltyStyle, un site consacré à la mode masculine et aux nouvelles technologies, et rédacteur en chef de VirginRadio.fr, dont le groupe Lagardère a sous-traité la production éditoriale au groupe Melty. Mathieu a quitté l’entreprise à la suite d’un syndrome d’épuisement professionnel.
Car derrière les décors acidulés se cache un univers de forçats. Melty fonctionne en partie grâce au « contenu » fourni par des autoentrepreneurs payés en fonction du nombre de clics qu’a généré l’article : 4 euros au minimum, et un maximum de 30 euros quand le texte atteint les dix mille vues en vingt-quatre heures. Ce système, qui rappelle celui des cueilleurs saisonniers payés au kilo, résume bien la vision du fondateur du groupe : « Je trouve ça tellement dommage que les salariés n’arrivent pas à se dire parfois que leurs acquis sociaux ne sont plus compétitifs par rapport au marché (2) », confiait M. Malsch au journaliste William Réjault en 2015. « Certains pigistes autoentrepreneurs dont c’était l’unique revenu travaillaient tout le temps. Ce qui marchait le mieux chez Melty, c’était les séries américaines, donc en horaires décalés. Beaucoup de free-lances commençaient dès 5 heures du matin », détaille l’ancien rédacteur en chef adjoint. Pour arrondir leurs fins de mois, les rédacteurs permanents avaient la possibilité d’écrire en dehors de leurs heures de travail, chaque article étant rémunéré 10 euros sous la forme d’une prime exceptionnelle, pour échapper aux cotisations sociales : « Vu qu’on était mal payés, la plupart le faisaient. Certains mois, je rédigeais soixante papiers en plus. J’y passais mes samedis, j’allais à la rédaction. Pour nous, c’était tout le temps la course à l’argent et à l’audience. » Selon le collectif Génération précaire, l’entreprise faisait appel en 2014, « en plus de ses soixante-douze salariés, à soixante free-lances en autoentreprise et à trente stagiaires (3) ».
L’algorithme rédacteur en chef
Entre site de divertissement et agence de communication, Konbini prend également ses aises avec le code du travail en recourant largement aux autoentrepreneurs, obligés de travailler à la rédaction avec leur propre matériel. « Quand la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem est venue, elle s’est exclamée : “Qu’est-ce que ça fait plaisir de voir une si belle rédaction, c’est rare maintenant !” J’avais envie de lui répondre : “Mais ouvre les yeux, on est tous précaires ici, la plupart en autoentrepreneur...” », s’indigne Hélène, rédactrice pour Konbini. Elle dénonce aussi l’accent mis sur les futilités au détriment des conditions de travail. « Dans l’espace ouvert, on a du mal à trouver une place où s’asseoir pour travailler, par contre il y a des baby-foot. La blague, c’est de dire qu’on va retourner le baby pour en faire un bureau ! »
Ces sites ont pour spécialité la production industrielle à bas coût de contenus destinés aux jeunes. Melty est à l’information et à la culture ce que McDonald’s est à la gastronomie. Son choix d’abreuver les 12-25 ans d’articles sur Justin Bieber, Game of Thrones ou Beyoncé n’a rien de neutre : il s’agit de créer un environnement rédactionnel positif pour porter le message des annonceurs. Ces derniers paient non pas pour afficher un bandeau à côté des articles, mais pour figurer au cœur du texte lui-même. La proverbiale frontière entre information et publicité, ce rempart infranchissable que les journalistes des plus prestigieuses publications appellent « mur de Berlin », a cédé face aux assauts de l’argent. Pour mieux convaincre, la publicité prend l’apparence de l’information. Ce financement du contenu éditorial par les marques se nomme publicité native (native advertising). Il signe l’esprit de l’époque. Lorsqu’il dirigeait son site, M. Malsch mettait un point d’honneur à déjeuner une fois par semaine au parc d’attractions Disneyland. Puis il transposait cet univers de carton-pâte dans le monde de l’information. « Dans une conférence de rédaction, se souvient Mathieu, il pouvait nous dire : “Vous utilisez un langage trop journalistique, nous on fait du buzz, on fait du divertissement. Au lieu de dire ‘la rédaction vous conseille ceci’, vous écrivez ‘on a trop kiffé.’” Mais, quand tu signes un article de ton nom, même s’il est écrit en vingt minutes parce que c’est une usine, tu veux quand même que ça reflète une certaine qualité. Ta responsabilité est en jeu. » Début 2017, le groupe se prévalait d’une audience importante : vingt-sept millions de visiteurs uniques par mois sur le Web et les plates-formes sociales (Facebook, Snapchat, Instagram).
Et pour cause : la course au clic oriente jusqu’au choix des sujets. Le véritable rédacteur en chef de Melty est un algorithme nommé Shape qui analyse les habitudes des lecteurs (thèmes de conversation sur les réseaux sociaux, recherches Google et tendances sur Twitter) afin de définir les sujets susceptibles de générer le plus d’intérêt. Stagiaire chez Melty en 2010, Mathilde se souvient d’une logique absurde : « Dès que l’algorithme voyait un sujet remonter dans les statistiques, il fallait faire un article dessus, même s’il n’y avait pas d’info. Une fois, je suis allée voir la rédactrice en chef, et je lui ai dit que je n’avais pas d’info sur le thème demandé (la chanteuse Britney Spears). Elle m’a répondu : “Ce n’est pas grave, tu spécules.” » Depuis, le groupe a développé de nouveaux outils internes, non plus pour détecter les tendances, mais pour les imposer. L’idée est de poser des lignes et de voir à quels appâts mordent les lecteurs.
Pour maintenir les audiences, les rédacteurs inondent le Web d’articles calibrés pour optimiser le référencement sur Google — notamment en répétant sans cesse le mot-clé. Pour une personne, huit articles rédigés par jour ne représentent pas un rythme exceptionnel. Chez Konbini aussi, le succès et la quantité priment sur toute autre considération ; la plate-forme s’enorgueillit de dix millions de visiteurs uniques par mois et de vingt-cinq millions de personnes atteintes sur Facebook. « Une fois, on s’est fait taper dessus par la direction avec mon chef parce que le papier n’était pas une actu “positive” et qu’il ne faisait pas d’audience, témoigne Hélène. Le papier a même été retiré du site. » Dès lors, les responsables éditoriaux perçoivent la rigueur comme une perte de temps. Un ancien rédacteur en chef d’une édition de Konbini dont le siège se trouve à l’étranger (l’entreprise est présente à Londres, New York, Mexico et Lagos) explique : « Un jour, on nous a dit : “il faudrait maintenant que vous pensiez à trouver un moyen de mettre votre éthique journalistique de côté.” »
Sur ces sites aux audiences stellaires, le lecteur est une cible marketing plutôt qu’une personne à informer. Le fonds de commerce de Konbini repose sur le contenu sponsorisé. « Les contrats, c’est Coca, Nike, etc., déplore Hélène. Ce qui me choque, c’est quand j’entends le service commercial dire à son client qu’un journaliste va s’en occuper ! » Orange finance la rubrique d’actualités photographiques, la boisson gazeuse américaine subventionne la section Football Stories, d’ailleurs surtitrée « Savoure le football pop avec Coca-Cola et Konbini ». La censure ne se cache pas. « À propos de la Coupe du monde de football au Qatar, on voulait faire un article concernant les conditions de travail sur les chantiers, relate Basile, rédacteur pendant trois ans à Konbini. La rédactrice en chef a refusé, parce que Coca n’aurait pas accepté un tel sujet. »
Aux yeux des industriels, ces réclames déguisées en articles ou reportages présentent l’avantage de contourner les bloqueurs de publicité. « C’est un super business !, s’enthousiasme M. Maxime Barbier, cofondateur et directeur de MinuteBuzz, le concurrent de Konbini. On est en train de prendre la place des annonceurs publicitaires. C’est comme si, à l’époque, TF1 avait dit à Danone : je fais ton spot publicitaire et en plus je te le diffuse. Nos brand contents [« contenus de marque »] font des millions de vues, des gens ne se rendent même pas compte que ce sont des contenus de marque ! » MinuteBuzz a, lui aussi, construit son économie autour du contenu sponsorisé. Chaque mois, l’entreprise produit six cents vidéos, dont environ 10 % sponsorisées par des marques, et les diffuse uniquement sur les réseaux sociaux (MinuteBuzz a fermé son site en octobre 2016). Ce modèle n’attire pas seulement les annonceurs. En décembre 2016, TF1 devenait l’actionnaire majoritaire de cette jeune entreprise qui revendique 250 millions de vidéos vues par mois, 9 millions de fans, une croissance de 80 % par an et un chiffre d’affaires de près de 5 millions d’euros en 2016 (4). Ce rapprochement a donné naissance à la chaîne TF1 One, uniquement présente sur les réseaux sociaux. « On a accès à tous les contenus produits par TF1 (JT, documentaires...). On en fait un contenu 100 % social, en enlevant le son par exemple ou en ajoutant de petites incrustations d’images du Web, détaille le directeur général de MinuteBuzz. Ce sont des sujets qu’aucun média de notre génération ne traite : jamais tu n’enverras ton journaliste franco-parisien en Ardèche faire l’interview d’un mec qui fait de la soufflerie dans son bahut. » Par cette acquisition, TF1 espère toucher les jeunes, réputés rétifs à la télévision, mais aussi bénéficier d’un savoir-faire en termes de contenu sponsorisé (5).
Lancé en 2006 aux États-Unis et en 2013 en France, le site BuzzFeed ne vit également que grâce à la publicité et au contenu sponsorisé. Mais, contrairement à ses concurrents, l’entreprise tâche de maintenir une frontière entre le service commercial (installé à Londres), le divertissement et l’information (installés en France). Si la version américaine s’est distinguée par des affaires de plagiat puis par la publication début janvier 2017 d’un document non vérifié contenant des allégations scabreuses sur les activités de M. Donald Trump en Russie, l’édition française s’efforce de mettre l’accent sur le journalisme. Recrutée en 2015, la rédactrice en chef est passée par Slate et L’Express. L’équipe compte quatre personnes à temps plein au service divertissement et sept journalistes au service information. Au sein de ce dernier, David Perrotin se réjouit de disposer de temps : pendant la campagne des législatives en France, explique-t-il, « on s’est dit : “On va fouiller les profils des 525 candidats investis par le Front national.” C’est ce qui m’a attiré chez BuzzFeed : avoir les moyens d’enquêter ». Contrairement à Konbini et à Melty, BuzzFeed est régi par la convention collective des journalistes. Mais, si ses coulisses reflètent le travail d’une rédaction classique, le site ressemble à un bric-à-brac de potins racoleurs, de listes aux accents baroques (« 23 trucs normaux en Belgique mais qui paraissent super bizarres aux yeux des Français », 27 juin 2017) et de rubriques aux noms qui laissent songeurs les non-initiés : OMG (oh my God, « oh mon Dieu »), LOL (laughing out loud, « mort de rire »), Cute (« mignon »), WTF (what the fuck, « c’est quoi ce bordel »)...
Difficile de discerner la moindre ligne éditoriale ou hiérarchisation de l’information. « BuzzFeed est un média qui repose sur le partage plus que sur le clic. On écrit pour des lecteurs et lectrices qui vivent sur Internet et sur les réseaux sociaux, qui ont envie de partager des articles informatifs ou divertissants parce que ça leur parle, que ça les touche, que ça les énerve, que ça les fait rire... », précise la rédactrice en chef, Cécile Dehesdin. À la différence de celui de la presse traditionnelle, le trafic de BuzzFeed provient essentiellement des réseaux sociaux. Cette dépendance à l’égard des géants de la Silicon Valley et de leurs algorithmes de référencement, qui concerne également MinuteBuzz, Melty et Konbini, dessine à ces médias un avenir en pointillé. En 2011, le moteur de recherche Google a modifié son algorithme pour faire plonger vers le bas du classement les articles de type « piège à clics » qui parasitaient souvent la tête de liste (6). Plusieurs « fermes de contenus » qui, déjà, débitaient en rafales ces textes dénués de fond ont dû changer de stratégie.
Sophie Eustache & Jessica Trochet
(1) Les salariés interrogés dans le cadre de cette enquête ont souhaité garder l’anonymat par peur de perdre leur emploi.
(2) William Réjault et Alexandre Malsch, Il était une fois... Melty. Petites histoires d’un succès du Web français, Michel Lafon, Paris, 2016.
(3) « Avec près de 30 % de stagiaires, Melty dans le collimateur de Génération précaire », 19 février 2014, Le Figaro étudiant.
(4) « Maxime Barbier : “Nous comptons lancer d’autres verticales thématiques” », 30 septembre 2016,
http://www.journaldunet.com(5) Les Échos, Paris, 1er décembre 2016.
(6) Lire Ignacio Ramonet, « Automates de l’information », Le Monde diplomatique, mars 2011.