Écrit le par dans la catégorie Interviews, Les forçats de la route.

Des déserts d’Israël jusqu’aux confins de la vallée d’Aoste, l’histoire avait tout pour être belle. Elle avait même pris son envol un peu plus tôt, jusqu’à Innsbruck, ville d’arrivée de l’ancien Tour du Trentin, qui sacra roi le Franc-Comtois. Une victoire au général, acquise à la pédale et qui impressionna les observateurs, tant le leader de la Groupama-FDJ agit en patron du peloton sur cette course : « Finalement, heureusement que j’ai remporté le Tour des Alpes, j’étais dans les clous et cela a montré que ma préparation était bonne. Même si ça n’était que le Tour des Alpes, c’est toujours important de gagner ». Une chose était sûre, au sortir de cette compétition : Thibaut Pinot était bel et bien prêt à en découdre face à Froome, Dumoulin et consorts.

« Le soir de l’Etna, j’ai commencé à avoir mal à la gorge»

Voici donc que débute le périple du coureur âgé alors de 27 ans (il est du 29 mai). Un début de Giro exotique, trois jours en Terre promise : « c’est ce qui fait aussi le charme du Giro. C’est sûr que pour nous, les coureurs, ce n’est pas l’idéal, mais soit tu l’acceptes et tu viens soit tu refuses et tu ne viens pas », puis enfin les routes traditionnelles de la Péninsule. Avec toujours les mêmes enjeux : frotter au sein du peloton et éviter les cassures, hantises du coureur de la Groupama-FDJ. Mais son équipe, solide en plaine parvient à le placer idéalement non sans que ce travail usant nerveusement n’ait quelques conséquences sur le futur : « sur le Giro je n’ai jamais eu de jour de grâce. J’avais tellement peur de prendre des cassures que j’ai gaspillé beaucoup d’énergie pour les éviter grâce au travail de mon équipe. J’étais un peu émoussé sur les étapes de montagne et je ne me suis jamais senti vraiment aérien dans les bosses ». Une exception et un regret tout de même, la 8ème étape à Montevergine :« j’étais vraiment pas mal là, je pensais pouvoir gagner. J’aurais dû faire ce qu’a fait Carapaz ce jour-là. ».

De la Sicile aux Abruzzes, du circuit d’Imola aux pointes acérées des Dolomites, en passant par les pentes abruptes du Zoncolan (« j’ai fait l’Angliru et d’autres cols difficiles mais pour moi le Zoncolan, c’est hors concours dans sa difficulté et de loin »), les kilomètres défilent tant et si bien que se dessine la dernière semaine et les cimes des montagnes du Piémont à l’horizon. Le Giro va livrer son verdict dans ce dernier acte. A la veille de ce triptyque montagneux, Thibaut Pinot pointe à la 5ème place, à 1’08 du podium et 4’19 du leader. Jusqu’alors, son Giro a été correct, mais l’objectif initial n’est pas encore atteint. Il faut dire que l’histoire n’est qu’une éternelle rengaine, car, comme presque à chaque grand Tour, il tombe malade : « Le soir de l’Etna, j’ai commencé à avoir mal à la gorge et j’ai eu, comme à chaque fois, un début de bronchite, une rhino, une petite saloperie, quoi. Il me faut toujours trois-quatre jours pour aller mieux donc je savais qu’il fallait que je serre les dents pour limiter la casse ».

Comme si cela ne suffisait pas, à peine éloigné, le mal se fait à nouveau sentir sur les pentes du Prato Nevoso, comme une alerte éphémère. Le scénario est cruel, car la journée suivante, le supporter du PSG réalise l’une de ses plus belles étapes sur ce Giro. Tout d’abord impuissant à voir s’envoler, sur les chemins poussiéreux du Col de Finestre, le Britannique Christopher Froome (« C’était bien joué de la part de Sky. Dans le groupe, il y avait Lopez et Carapaz qui n’allaient pas rouler et la poursuite était désorganisée. Finalement tu roulais plus vite tout seul qu’à trois ou quatre avec une mésentente. Il a vraiment bien joué le coup »), il parvient à éjecter Pozzovivo du podium, alors que Simon Yates est en perdition bien des kilomètres au loin. Il est épaulé pour ce faire par Sébastien Reichenbach, au sortir du Finestre, auteur d’une descente devenue désormais célèbre chez les octogénaires : « Est ce qu’il descend comme une grand-mère ? Non (rires) je ne pense pas, loin de là. Il s’était donné à fond dans le col précédent et il manquait sans doute un peu de lucidité. Mais je ne vais certainement pas le critiquer là-dessus, je l’attends en montagne ». Thibaut Pinot, l’avant-veille de l’arrivée à Rome, intègre le top 3 et caresse ainsi de près son objectif. De si près…

« J’aurais dû abandonner, je n’étais plus lucide »

Thibaut Pinot, au départ de la 20e étape du Tour d’Italie. Le Français pointait alors à la 3e place du classement général.

Las, le Prato Nevoso n’était qu’un avertissement, et la menace qui s’était pudiquement éclipsée le temps d’une étape de légende, va le poignarder au soir de cette dernière. De toute évidence, la maladie est toujours là, tapie dans une chambre d’hôtel : « J’ai commencé à cracher des glaires de plus en plus mauvaises, jusqu’à pas d’heure, 2 à 3h du matin. Là, je me suis dit que ça allait être compliqué ». Le corps en incubation, le Franc Comtois prend le départ de cette étape, sans grandes illusions. Il faut dire que la maladie, c’est une triste compagne, une peste qui murmure à l’oreille du coureur de la Groupama-FDJ tout au long des saisons. Comment expliquer une telle fragilité ? Une excessive perte de poids en début de Grand Tour ? « Je ne suis pas un coureur qui a un taux de masse grasse élevée, je suis déjà quelqu’un de fragile à la base et si je m’amuse à passer en dessous de mon taux de base, mon corps devient plus vulnérable. En plus, quand tu joues le général, le stress et la fatigue font diminuer les défenses immunitaires. Tout ça emmêlé fait que j’ai beaucoup de (mal)chance de tomber malade dans un grand tour. C’est frustrant quand tu sais que tu ne peux pas jouer à armes égales avec les autres ». Serait-ce alors les conditions climatiques parfois rudes, pouvant sévir le long des journées printanières, qui pourraient être à l’origine des baisses de forme du Franc Comtois ? Ce dernier balaie rapidement l’hypothèse : « Je suis quelqu’un qui n’a pas froid. J’ai rarement eu froid dans ma carrière à part au Tour de Catalogne en 2012. Je suis un coureur qui affectionne ces conditions. Je préfère ça aux 40° qu’on risque d’affronter sur la Vuelta ».

Quelle que soit l’origine du mal, dès les premiers tours de roue, la fièvre se fait sentir. Les bouffées de chaleurs, les courbatures, l’air qui se raréfie, le coup de pédale qui se fait de plus en plus lourd…l’agonie débute dans la montée du col du Tsecore : « Je n’ai jamais autant souffert que ce jour-là. J’aurais dû abandonner, je n’étais plus lucide sur le vélo. À tel point que, pour moi, le plus grand exploit de ma carrière c’est d’avoir franchi le premier col avec les favoris. Je n’oublierai jamais avoir réussi ça dans l’état où j’étais ». En effet, Thibaut Pinot s’accroche, personne hormis ceux dans la confidence ne se doute de ce qui va advenir une soixantaine de bornes plus tard. Car le mal être dont il souffre à un nom, que l’on détectera le soir même : pneumonie. Celle-ci continue son œuvre dévastatrice au fil des kilomètres. La montée du Col de Saint-Pantaléon débute enfin. A l’arrière d’un peloton composé de 70 unités, 3 Groupama-FDJ perdent soudainement le contact. Il ne fait peu de doute à ce moment-là que Thibaut Pinot fasse partie du lot. La caméra moto s’attarde sur lui. Le visage est blême, malgré les lunettes on imagine aisément les yeux creusés et le regard vitreux. Il dodeline de la tête, zigzague sur le bitume, ouvre désespérément la bouche en recherche d’un souffle qui s’échappe à lui désormais. C’est là, dans cette vallée d’Aoste que s’éloigne de la plus cruelle des façons, le podium du Giro. De son Giro.

Escorté par sa garde, le reste de l’étape et les quelques 45 kilomètres restants ne sont plus que souffrance : « C’était de la survie et les derniers 15 km c’était même plus ça, c’était les autres coureurs qui me poussaient ». Pourtant, coup de pédale après coup de pédale, Pinot insiste. En dépit de ce qui semble être le bon sens, car après tout, il n’a plus rien à espérer de cette course, désormais. Il pourrait pourtant si facilement poser pied à terre. Mais c’est mal connaître le vainqueur de l’Alpe d’Huez qui a en horreur l’abandon. Entre la volonté inaltérable et le manque de lucidité causé par la fièvre, s’immisce aussi le désir de ne pas décevoir ceux qui l’ont poussé jusqu’alors, ses équipiers : Jérémy Roy, le compagnon de chambrée (« sans Jérémy l’an prochain, ça va me faire bizarre. C’est une grosse perte pour l’équipe car c’est un vrai personnage et une vraie belle personne ») ou encore Sébastien Reichenbach, qui sacrifie un anecdotique top 20 pour son leader (« On se ressemble beaucoup. J’ai beaucoup de chance, c’est ce que je peux avoir de mieux en montagne et je lui en suis reconnaissant. Beaucoup de leaders aimeraient avoir un tel coureur à leurs côtés. En plus c’est un copain et le fait qu’il ait annoncé qu’il veuille rester auprès de moi dans le futur, cela me touche encore plus ») et tous les autres qui l’entourent dans sa chute inexorable… « J‘avais tous mes copains autour de moi, qui m’avaient soutenu pendant trois semaines et je ne voulais pas abandonner pour eux. Ce n’était pas de la com’ quand on le disait, on est un groupe vachement uni ».

« Sur le moment tu as juste envie de tout plaquer »

Troisième de l’étape arrivant à Montevergine di Mercogliano, Pinot estime avoir ce jour-là loupé l’occasion de remporter la victoire d’étape.

Et ainsi, Thibaut Pinot achève l’étape dans l’anonymat du gruppetto, loin derrière le vainqueur du jour, Mikel Nieve, à plus de 45 minutes de ce dernier. Le visage marqué, affalé sur sa machine il semble être dans un état second : « je n’étais presque plus conscient, c’était une connerie de ma part d’avoir insisté sur cette étape ». Un peu plus tard, c’est cette fois en ambulance qu’il redescend vers la ville. Il ne passera pas par l’hôtel, ne verra pas une dernière fois ses coéquipiers et le staff pour les remercier ou leur dire au revoir. Son Giro s’arrête là, dans une chambre d’hôpital. La messe est dite, fermez les bans : « je n’ai pas eu le choix, je devais rester en observation car je ne tenais plus sur mes jambes. Je n’ai pas pu marcher avant minuit, alors, partir le lendemain, c’était impossible ». L’heure est au bilan cruel : « J’ai ressenti beaucoup de dégoût sur le moment. L’impression que ça ne tombe que sur moi. Après tout le travail qui a été fait depuis le début de saison, sur le moment tu as juste envie de tout plaquer et de te faire autre chose que du vélo ».

Place au vide et à la convalescence. Il faut du temps pour digérer une telle déception et la laisser s’en aller dans les méandres de l’oubli. Trop de temps en tout cas pour espérer s’aligner sur le second grand objectif de l’amateur de pêche, le Tour de France : « au bout de huit jours après le Giro j’ai compris que c’était impossible. J’en étais à huit jours de convalescence, pas encore remis, à trois semaines du Tour de France. Je ne voyais vraiment pas comment j’aurais pu récupérer et j’ai vite compris que ce serait impossible ». Une fois cette décision entérinée lors d’un point presse, la “rééducation” peut enfin débuter. Tout d’abord par un break de trois semaines sans rouler, entre Sud et Franche-Comté : « Tu reprends tout doucement de zéro donc c’est un peu dur dans la tête. Même la pêche, j’étais tellement fatigué que j’ai eu du mal à me motiver à certains moments. Après, je suis quelqu’un qui se remet vite en route tout de même ». L’occasion également de regarder le vélo à la télé (« Je me suis toujours intéressé au vélo parce que je ne pouvais rien faire d’autre, entre guillemets, que de rester sur mon canapé. Tour de Suisse, Dauphiné, Tour de France… j’aurais bien aimé accompagner Kruijswijk dans l’Alpe d’Huez »), lui que l’on imagine plus facilement sur son étang une canne à pêche à la main, ou en transe devant le mondial de foot : « Le soir de la finale, j’étais chez moi. Moi et ma compagne sommes rentrés du Sud à peine un quart d’heure avant le début du match, on n’a pas vraiment eu le temps d’organiser autre chose. Est-ce que j’aurais fait pareil pour une finale de Ligue des Champions avec le PSG ? Non peut-être pas (rires) Je serais certainement arrivé bien plus tôt ».

Récemment confirmée, son inscription sur la Vuelta passera par un Tour de Pologne où il s’attend à « en baver ». Puis il poursuivra l’une des quêtes de sa carrière, dont la philosophie fut gravée jadis au laser du tatoueur (Solo la vittoria e bella) sur son bras : « J’ai un objectif dans ma carrière c’est de gagner une étape dans les trois grands tours. Ça serait donc l’objectif principal avant de jouer le général ». Puis viendront peut-être les mondiaux (« j’ai la course dans la tête depuis un moment ») si le « Druide » CYrille Guimard le veut et il sera temps de tourner la page de cette saison 2018. L’année 2019, quant à elle, passera par le Tour en priorité, l’impasse sera faite sur le Giro.

Pour autant, l’histoire d’amour avec la compétition italienne est-elle terminée ? « Bien sûr que non, j’espère faire encore quelques années chez les pros et retourner sur le Giro d’ici deux-trois ans ». Prenons date : Thibaut Pinot n’en a donc pas fini avec son Tour d’Italie. Car après tout, comme l’a écrit Frédéric Beigbeder : “La déception est un acte d’amour : elle rend fidèle”…

Propos recueillis par Bertrand Guyot (@bguyot1982) pour Le Gruppetto

 

En bonus, Thibaut Pinot version dessin.

Crédit Photo : Nicolas Götz pour Velobs / Bertrand Guyot ( dessin ) / Clémence Ducrot
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Re: Thibaut Pinot : « le plus grand exploit de ma carrière

Messagepar grandglouton » 09 Aoû 2018, 20:59

Très beau "papier". Félicitations et vivement d'autres. :up
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grandglouton
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Re: Thibaut Pinot : « le plus grand exploit de ma carrière

Messagepar ptitpascal » 14 Aoû 2018, 09:11

Super article :ok:
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