Trois livres sur le Tour de France : la souffrance du coureur
Trois ouvrages sur la Grande Boucle, trois auteurs au profil singulier : un ancien coureur devenu écrivain et philosophe, un journaliste italien d’après-guerre et l’actuel directeur du Tour.
Le Coureur et son ombre est un livre dont on ne dépasse pas le tiers. Pas la première fois. Bien vite surgit l’envie de le fermer et de descendre chercher le vélo à la cave, le dépoussiérer, enclencher les chaussures crottées dans les cales et partir faire un tour, tenter de retrouver « la sidération » de la première fois que décrit si bien Olivier Haralambon. « J’étais certain d’extraire le jus de l’existence (…). J’étais vieux de 13 ans, mais je me sentais naître », dit-il de la première fois où il a, sur son dix-vitesses, touché la campagne à deux roues. Le besoin de renfiler cette seconde peau, non pas le Lycra élimé aux couleurs criardes mais celle qu’imprime la machine sur le corps du coureur.
Beaucoup a été écrit sur le vélo mais jamais, nous semble-t-il, les émotions de la première sortie, le frisson de la course, l’exaltation procurée par la pente et la douleur qui remonte des jambes n’avaient été si bien interprétées, décortiquées. Si Olivier Haralambon peut traduire l’état de coureur, c’est qu’il en fut un. Pas un grand, pas un petit, un coureur, avec ce que cela implique d’abandon, de sueur, de folie, d’angoisses majuscules et d’extases minuscules. Il a aimé et détesté le vélo, puis repris ses études, en philosophie, pour redonner un sens à des années qu’il jugeait absurdes.
Sur 160 pages d’une écriture dense et exigeante, on suit les premiers tours de roue, la première course le consacrant coureur, le premier bouquet jeté sur le lit, l’apprentissage des ficelles du métier, les amphétamines et les critériums nocturnes. Une déclaration d’amour, aussi, à sa corporation. Olivier Haralambon ne s’est jamais senti sportif ; il s’est vécu coureur cycliste et c’est différent. « Des danseurs, des funambules, des marins, des écrivains, des toreros, des poètes, des artisans de l’effort, des mystiques, des ascètes, ce que vous voulez, mais pas des sportifs. Oubliez ça, le sport. »
Il y a quelque chose de déprimant à relire Le Coureur et son ombre avant le Tour de France. On y sera berné par les apparences de bonheur collectif, d’effort mécanique de chacun et d’ordonnancement parfait du peloton. Du cyclisme tel qu’il se vit, la télévision ne montre rien. Prenons le peloton, qui ne mérite son nom que face au vent, lorsqu’il se blottit face à l’ennemi. Vu d’hélicoptère, donc dans le poste, « deux cents touches de pinceau intranquilles figurent les écailles d’un monstre fabuleux, comme un dragon de Nouvel An chinois ».
Sur le bord de la route, « une seule et même chair [qui] traîne derrière [elle] le vide assourdissant de son absence ». De l’intérieur, quand le vent vient de côté, il est un grand corps regorgeant de chausse-trapes : « En ces confluences rugissent des tempêtes intraversables, des tornades fouaillant la peau du monstre, dont personne ne sort jamais vivant. »
Et la souffrance, qu’en voit-on ? Le maillot jaune, transpirant à peine, parfois bouche fermée, capable d’accélérer jusqu’à la ligne après sept heures de selle et 4 000 mètres de dénivelé positif. Comment se figurer alors le combat du grimpeur avec sa douleur ? Haralambon répond : « Il la torée. Elle gonfle, fumante, elle gronde et on l’entend à peine, et elle surgit, soufflante et fétide, à deux doigts de l’éventrer. Mais d’un petit mouvement imperceptible, il l’évite et elle disparaît, poursuivant sa course dans les lointains de son ventre. » S’il n’est pas découragé, le lecteur bipède, à défaut de comprendre tout à fait le coureur, passera peut-être sur deux-roues.
« La puissance maléfique des ans »
Dino Buzzati n’était ni coureur ni amateur de cyclisme lorsque le Corriere della Sera l’a envoyé couvrir le Tour d’Italie 1949. Dans ses chroniques, rééditées par So Lonely (Sur le Giro 1949), Il s’applique à transformer en épopée l’inexorable défaite du pieux Gino Bartali, idole bourrue du peuple catholique italien, face à Fausto Coppi, son cadet transgressif. Sous la plume de l’auteur du Désert des Tartares, Coppi devient Achille et Bartali, Hector, vaincu par une force supérieure face à laquelle il ne pouvait que perdre : « la puissance maléfique des ans ».
La relecture de ces chroniques écrites – c’est là le prodige – le soir même sur sa machine à écrire prête à sourire : les frustrations des amateurs de cyclisme étaient les mêmes il y a soixante-dix ans qu’aujourd’hui. « Vous êtes les plus doués, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne couriez-vous pas à l’avant ? », interroge Dino Buzzati à l’adresse de Coppi et Bartali, tout en s’excusant de son incompétence tactique. Le voyage de Sicile à Milan a laissé l’écrivain amoureux de la bicyclette, qu’il implore de survivre aux progrès de la science.
Un monde formidable…
On ne se déplace pas encore en train-fusée, comme l’envisageait pour bientôt Dino Buzzati, et la bicyclette va mieux que bien. Directeur du Tour de France, Christian Prudhomme raconte, dans Le Tour de France, coulisses et secrets, un monde formidable, mais pas autant que son employeur, Amaury Sport Organisation (ASO), grand personnage de ce livre – jusqu’à faire figurer son organigramme aux cinq dernières pages. A sa tête, l’héritière Marie-Odile Amaury, particulièrement appréciée de son employé : « Derrière ses yeux bleus, son sourire timide et engageant, elle affiche une belle énergie ; sa réputation de gestionnaire courageuse, associée à une grande rigueur dans les affaires, est très largement reconnue. »
Notamment pour avoir su ne jamais trop insister sur la lutte antidopage, sujet à peine effleuré par Christian Prudhomme dans son livre de souvenirs, lui qui est pourtant entré en fonction au plus fort de la tourmente, il y a dix ans. Citation d’Antoine Blondin en épigraphe, collaboration de Jean-Paul Ollivier pour les anecdotes historiques et déclaration d’amour au Tour : aucune des figures imposées d’un livre de directeur de la course ne manque à cet ouvrage qui ne révèle aucun secret et si peu de coulisses.
« Le Coureur et son ombre », d’Olivier Haralambon, Premier Parallèle, 160 pages, 16 euros.
« Sur le Giro 1949 », de Dino Buzzati, So Lonely, 172 pages, 14 euros.
« Le Tour de France, coulisses et secrets », de Christian Prudhomme, Plon, 336 pages, 18,90 euros.